Mission 8 – Janvier 2023
Mission Lesbos : Valérie et Anna
J’arrive à Lesbos le dimanche 15 janvier avec comme toujours dans ce genre de mission, une certaine appréhension mêlée d’une impatience à se plonger dans le vif du sujet.
J’ai été accueillie par Fabiola, sa disponibilité, son grand sourire communicatif et son enthousiasme que rien ne semble pouvoir atteindre. Elle me montre la maison des volontaires et m’explique avec force détails la situation à la fois du camp, de la clinique et de la ville de Mytilène, ce port d’accueil bien malgré lui.
Nous partons à pied pour la clinique afin que je repère le chemin. Il s’agit d’une jolie maison bleue sur 2 étages avec 3 salles de traitement, une cuisine, une salle à manger, un bureau et 2 grands couloirs qui servent de salle d’attente. Je suis impressionnée par l’endroit. Tout est propre , joliment repeint et très bien équipé. Très accueillant, à l’image de mon hôte qui a visiblement à cœur de faire le maximum pour que les patients se sentent bienvenus.
Lundi matin, 9h, arrivent les premiers patients. Des Afghans uniquement. Hommes et femmes. Pour ce premier jour, le rythme est soutenu. Je suis seule cette semaine. Il faut prendre ses marques et tenter de comprendre grâce aux dossiers et aux traducteurs ce pourquoi viennent ces gens. 18 viendront se faire traiter. Je pique, je moxe, je masse.
Je retrouve avec plaisir ces hommes et ces femmes avec lesquels je n’ai aucun langage en commun mais avec lesquels se met en place une communication tellement riche et joyeuse, même si ce terme peut sembler déplacer dans ce contexte. Ils sont à eux seuls un concentré d’humanité et un exemple même de la résilience, même si ce terme est aujourd’hui galvaudé, dont l’être humain est capable. Jamais abordé directement, on devine en toile de fond les parcours chaotiques et douloureux de chacun mais c’est la vie qui prend le dessus.
La clinique devient alors une sorte de bulle, loin de la violence extérieure dans laquelle le maître mot est l’attention à l’autre et le soin.
Je termine avec le dernier patient à 15h et je vais partager le délicieux repas cuisiné par Ali avec les quelques patients qui attendent de retourner au camp en dégustant un bol de soupe. L’humeur est détendue. Entre le farsi, le grec, l’anglais et l’espagnol (que je parle avec Fabiola qui vient du Chili), les conversations vont bon train. Nous sommes bien au-delà des histoires de frontières et de passeports.
Après les soins, nous partons pour le cimetière des réfugiés, morts en mer ou dans les camps. Parallèlement à la clinique, Fabiola et son compagnon Shorab, un Afghan, ont décidé de réhabiliter ce lieu, pour l’instant très minimaliste et quelque peu laissé à l’abandon, à 30 minutes de la ville de Mytilène. Ils recherchent des fonds pour offrir un lieu digne de ce nom aux réfugiés dont le chemin s’arrêtera sur cette île. Il s’agit en fait d’un terrain parsemé d’oliviers dans lequel quelques pierres délimitent les tombes. De mauvaises qualités, les petites plaques de marbre avec les noms des personnes décédées se sont effacées.
Dès le mardi, je prends mes marques avec le fonctionnement de la clinique ; le matériel, les fiches, la traduction et bien sûr les cas de patients, que nous avons la chance de voir tous les jours ou tous les 2 jours, ce qui permet un véritable suivi. On peut ainsi apprécier la justesse ou non du traitement, le poursuivre ou le rectifier si besoin, en fonction des résultats.
Je prends le temps de parler avec Farhad, réfugié afghan lui aussi, qui s’est vu attribué le rôle de traducteur pour quelques jours parce qu’il parle quelques mots d’anglais. Son rôle est essentiel. Il a a coeur d’étayer son vocabulaire aux problèmes de selles, de constipation, menstruations et aux éléments dont nous avons besoin. Cela donne lieu parfois à des situations assez cocasses et surtout drôles. On finit toujours par se comprendre.
Chaque matin, en écoutant le retour des patients sur les traitements des jours précédents, je retrouve cette sensation qui nous fait passer de la joie de voir de réelles améliorations pour certains à l’impuissance de constater que pour d’autres, nos aiguilles auront un bien faible effet par rapport au besoin. L’humilité est de mise.
Visite du camp
Le jeudi après les traitements, Fabiola et Sorhab m’embarquent dans le camp pour rendre visite à 2 personnes susceptibles de devenir des patients. Les demandes sont fortes et ils se doivent d’évaluer les propriétés. Je découvre donc cet endroit, lieu de vie qui se veut transitoire mais dans lequel certains vivent depuis plusieurs années. Les premières personnes que l’on croise, un couple avec un enfant, sont là depuis 5 ans.
On ne peut qu’être troublé en regardant ces alignements de préfabriqués marqués du sceau bleu du HUNCR sur les murs blancs. Le cadre est beau, en bord de mer. Drôle de contraste.
Tout est propre et bien ordonné. A part, quelques enfants qui jouent, font du vélo et se courent après, il règne un étonnant silence. Peut-être le froid incite-t-il à se terrer à l’intérieur. Quelle vie se cache derrière ses cabanes de fortune qu’on dirait de plastique ? Que font-ils toute la journée ? Quels sont les espoirs et les peurs ? Les questions se bousculent.
D’un côté, ils sont arrivés jusque là, enfin loin des violences et des privations de liberté de leur pays mais également loin de leur climat, de leur langue, de leur culture, de leur proches… Ils arrivent dans cet endroit, chargés de l’histoire qui les a obligé à fuir, des obstacles qu’ils ont dû surmonter en route, de la peur, des humiliations, parfois de la perte d’êtres chers. Pour quel futur ?
Lors de consultations, peu d’éléments de réponse transparaissent. Ils n’ont pour la plupart aucune envie d’aborder ces questions.
Et malgré cette promiscuité et cette précarité, comme toujours, la vie reprend ces droits, le linge qui sèche, des pots de fleurs, des jardinières, … l’un d’entre eux a ouvert un Barber Shop joliment décoré. Comme les fleurs qui poussent parfois sur la roche, l’être humain s’adapte et réinvente. C’est sans doute ce qui leur permettent de tenir quand l’hostilité est de mise partout, dans leur pays d’origine, dans les pays qu’ils traversent et même probablement dans celui qui voudra bien les accueillir.
Nous allons voir une famille afghane dont la grand-mère a apparemment besoin de soin. Le bungalow est principalement occupé par 4 lits superposés. Et un petit espace au milieu où une femme prépare le thé. 8 personnes vivent là. Au fil de la discussion et grâce à la traduction de Sorhab, on apprend qu’ils sont arrivés dans la nuit du 31 décembre 2023. Le mari, sa femme, leurs 4 enfants, sa mère et sa soeur. On lui demande alors comment sa mère a pu se déplacer au cours de ce long périple. On sait que pour arriver jusqu’ici, ils doivent traverser l’Iran et la Turquie, parfois à pied. «Elle a fait le trajet sur mon dos » nous répond-il. Il poursuit son récit en nous expliquant que pour traverser la mer, les conditions étaient tellement mauvaises qu’ils ont mis 8 heures au lieu de 1h. Et le bateau s’est coupé en 2. La conversation s’arrête là. Nous convenons d’un rendez-vous à la clinique la semaine suivante pour la grand-mère et sortons sans un mot.
Des histoires comme celle-là, il y en a dans chacun de ces bungalows.
27 janvier 2023
Pour moi c’est le 5ème et dernier jour de travail dans le conteneur du camp. J’ai hâte de retourner à mes anciennes habitudes, c’est-à-dire de travailler dans la maison-mère en ville. Ici, les conditions sont difficiles, tant pour nous que pour les patients. De fait, il n’y a ici aucune intimité, même s’il y a une porte vers la salle d’acupuncture ; il n’y a aucune isolation phonique, chaque mot, même prononcé à voix basse, traverse les murs et les portes en métal. La pièce est petite, il est compliqué de se déplacer autour de la table de traitement pour mettre les aiguilles d’acupuncture. Montrer au patient les exercices qu’il pourrait faire à la maison est limité à ceux qui peuvent être faits en position allongée. Heureusement, le chauffage électrique d’appoint fonctionne : après une heure, la température est bonne, mais les patients préfèrent encore rester dans leurs vêtements. Maintenant je me suis habitué à ça, mais d’un autre côté, il est difficile de savoir à quoi ressemble dans son entier ce corps qu’on dit avoir été battu, frappé à coups de pied ou de crosse de fusil.
La salle d’attente qui sert également de secrétariat est constamment animée, avec des gens qui entrent, sortent, s’assoient et attendent des rendez-vous. Les voix s’emmêlent, parfois des rires, parfois de la nervosité ; les pleurs sont soit inaudibles, soit très, très silencieux, discrets et invisibles. Et c’est chez le patient, ou la patiente, ou encore le thérapeute, que coulent les gouttes amères, ou peut-être libératrices de souffrance. On les appelle des larmes, mais qu’est-ce que cela signifie réellement ? Est-ce parce qu’elles s’écoulent par le canal lacrymal ou est-ce que ce canal est appelé ainsi justement parce que les larmes y coulent ? Non, ces larmes qui sont dans le canal coulent en fait par le nez et dans la gorge, alors pourquoi les appelle-t-on larmes ? En polonais-łza, en anglais-tear, en allemand-Träne. Est-il bon qu’elles coulent, est-il préférable de fermer le robinet ou, au contraire, de les laisser s’épuiser complètement ? Mais comment sait-on que la vidange est complète ? Quand elles arrêtent spontanément de couler ? Ou quand on a vidé les yeux ? Mais qu’est-ce que cela signifie, vider les yeux ? Vider ou rincer ? Rincer ou peut-être laver ? Laver, est-ce bien se débarrasser de toutes les saletés ? Ce qui voudrait dire éliminer le souvenir et, au passage, éliminer les sentiments qui y sont associés ? Les sentiments, la mémoire, ne sont-ils pas stockés dans nos tissus, nos cellules, nos noyaux cellulaires, nos gènes ? Savons-nous ce que nous transmettons aux générations qui suivent ? En un mot, que faisons-nous des gouttes salées, du liquide qui s’écoule de nos yeux lorsque nous sommes si émus par un moment ou un souvenir qu’il n’a d’autre choix que de s’écouler ? Et alors, nouvelle question : les larmes de tous ceux qui ont été repoussés et qui salent les mers et les océans provoquent-elles une augmentation de la concentration de sel dans l’eau ? Larmes amères, larmes salées, larmes épaisses, larmes chaudes, larmes sonores ou silencieuses. Des larmes silencieuses coulent sur la joue de la femme qui lit à l’écran du téléphone portable de l’autre ; l’autre, c’est-à-dire celle qui a écrit sur son portable et qui se retient autant qu’elle le peut, mais à la fin les larmes coulent aussi. Sur quoi ces femmes échangent-elles et pourquoi écrivent-elles sur un téléphone au lieu de se parler ? Chacune écrit sur son portable et montre le texte à l’autre. N’ont-elles pas une langue dans leur bouche ? Ne parlent-elles pas la même langue, ou sont-elles muettes ?
Le langage du cœur est le même, le langage des regards aussi, le langage de la compréhension aussi, mais pour être sûres qu’elles parlent de la même chose, chacune écrit sur son portable dans sa langue maternelle et montre à l’autre la traduction dans la sienne. Et le portable supporte tout cela, parce que le portable ne peut pas pleurer, ou peut-être qu’il le peut, mais nous ne l’entendons pas pleurer.
LESBOS, 2ème semaine
La deuxième semaine, les marques sont prises. On peut voir l’évolution de l’état des patients. Dans nos cabinets, on a rarement l’occasion de les voir aussi fréquemment. Ici, pour la plupart d’entre eux, ils ont eu entre 6 et 10 séances en 2 semaines. On réalise tout l’intérêt d’un traitement régulier et rapproché. Dans l’ensemble, le niveau d’énergie est meilleur, ce qui est déjà un point essentiel pour supporter leurs conditions. Les problèmes de douleur d’estomac, d’acidité et de brûlures d’estomac, qui représentent la grande majorité des cas, se sont améliorés, et les douleurs articulaires s’apaisent un peu.
Au-delà de l’aspect thérapeutique, j’aime la relation qui se met progressivement en place avec les patients. Après quelques jours, ils deviennent chacun un visage, un prénom, un caractère, une histoire. Ils se lâchent peu à peu et échangent davantage entre eux et avec nous. J’aime ce lien qui se tisse et qui, j’en suis persuadée, contribue pour une grande part dans le traitement. Les rires ou fous rires éclatent régulièrement. On se remplit les uns et les autres de cette joie qu’on sait si précieuse et si fragile. Ces moments suspendus aident à faire passer ceux où nous parviennent au fil des conversations des bribes d’histoire inhumaines et révoltantes.
Après une semaine passée seule, je suis ravie de partager la maison des volontaires avec Lara et Martina venues d’Allemagne et Anna venue de Suisse. On échange sur les patients et nos impressions au cour d’une ballade sur le port ou le soir au coin du feu avec un bon repas et un verre de vin. C’est comme ça, nous appartenons au groupe des privilégiées, ceux nés du bon côté, dans le bon pays. Pendant que nos patients sont entassés dans des containers. Qui distribue les rôles ? Et même temps, eux-mêmes sont privilégiés par rapport à leurs compatriotes qui n’ont pu quitter l’Afghanistan ou ceux en danger sur la route. Pour moi qui ai
toujours beaucoup voyager, circuler au gré de mes envies, moi qui ai même fait le choix délibéré d’aller vivre dans un autre pays que mon pays d’origine, tout cela sans jamais rencontrer aucune entrave à ma liberté de circulation, la thématique de la migration forcée et/ou empêchée m’a toujours touchée et interpellée. Ces 2 semaines à Lesbos me mettent au cœur de ces problématiques et me questionnent encore davantage.
Je quitte la clinique la vendredi après les soins. Au moment de mon départ, il reste ce groupe de femmes que j’ai côtoyées pendant 2 semaines. Ces femmes qui forcent l’admiration. Ces femmes avec lesquelles j’ai tellement ri. Et aujourd’hui on pleure. Des larmes de tristesse mais je crois surtout de joie de ces moments passés ensemble.